Ecoute-moi si tu peux !
Par Franck Leduc le mardi, octobre 13 2015, 22:59 - Ecriture - Lien permanent
Si vous considérez, comme Albane de Trépanel, que le loufoque n'a pas sa place dans la littérature, je vous laisse découvrir cette entrevue lors de laquelle nous ne sommes même pas parvenus à nous croiser.
Ecrivain d'un certain âge, j'allais connaître pour la première fois les honneurs d'un plateau de télévision. Albane de Trépanel, la présentatrice vedette en charge de nombreuses émissions culturelles, m'avait convié en début d'après-midi dans les locaux de la chaîne afin de préparer l'émission qui serait diffusée en direct le soir-même à partir de minuit.
Elle m'invita à m'assoir. J'approchai une chaise du bureau de la quinquagénaire au tailleur rouge. L'accueil fut froid. Dommage, j'étais venu pour passer un bon moment, sans rien préparer, prêt à répondre librement à toutes les questions. Albane de Trépanel se servit un café sans songer à me proposer une boisson. Je compris vite qu'elle goûtait peu mon univers et avait été contrainte de m'inviter suite au succès rencontré par mon recueil de nouvelles publié six mois plus tôt, après des années passées à écrire des romans restés confidentiels.
- Dites-moi, il s'est fait désirer ce recueil ! me lança-t-elle, l'air rigolard.
- Que voulez-vous dire ? demandai-je, ne cernant pas sur quel terrain elle souhaitait m'amener.
- Cinq ans depuis votre dernier roman tout de même !
- Quatre ans !
- Ah ? Quatre ! Quatre ans pour écrire un recueil de huit nouvelles. Une nouvelle par semestre ! Bel effort !
Je ne savais pas quoi répondre. Je ne comprenais pas qu'elle attaque la discussion sous cet angle. J'aurais souhaité qu'elle m'interroge sur mes sources d'inspiration ou sur mon état d'esprit lors des genèses des différentes intrigues.
- Je prends mon temps, dis-je en riant jaune, j'ai un besoin impératif de laisser mûrir mes idées.
- Tout ça pour obtenir un chapelet d'histoires balourdes !
J’encaissai la remarque en m’efforçant de ne pas réagir trop vivement.
- Assurément, dans mes romans nous sommes loin des fresques historiques, les pieds dans la boue et le soufre dans les narines. Vous ne trouverez pas non plus de jeunes filles éplorées s'épanchant sur leurs amours impossibles. Mais aussi loufoques que puissent vous paraître mes récits, je vous assure que les écrire a nécessité du travail.
Albane de Trépanel leva les yeux au ciel.
- Rire c'est travailler ? s'étonna-t-elle.
- Non, FAIRE rire c'est travailler, rectifiai-je.
- Ah ?
- Si vous considérez que cet exercice est simple, je vous mets au défi de trouver une situation comique à brûle-pourpoint.
La présentatrice marqua un temps d'arrêt, plongea en elle-même en quête d'une idée géniale qui me clouerait le bec. Elle en était à se racler les bords du crâne lorsqu'elle décida de reprendre la main.
- Ecoutez, je suis là pour présenter une émission, pas pour autre chose.
- Soit ! Posez vos questions !
- Comme je m'en étonnais il y a quelques minutes, pourquoi tant de temps entre deux œuvres ?
- Vous savez, un texte est divisé en trois parties : l'incipit, le corps et le point final.
- Hmm Hmm, acquiesça-t-elle en ouvrant un tiroir à côté d'elle.
- Considérons ces trois sujets à rebours : le point final représente un soulagement que l'on peinerait à expliquer avec des mots. Il marque la fin des nuits trop courtes, il dissout le malaise des pages blanches et pèse autant que cent pages manuscrites. Le corps du texte est le plus fastidieux à constituer, c'est lui qui porte …
Je préférai m’interrompre. Albane de Trépanel avait le nez dans son tiroir et se battait avec un paquet de biscuits dont l'emballage lui résistait. Elle tourna la tête vers moi.
- Pourquoi vous arrêtez-vous ? Cela promet pour ce soir si vous restez de la sorte, bouche ouverte et l'air hébété, face à la caméra.
- Vous sembliez occupée, j'ai préféré marquer un temps d'arrêt.
- En effet, je n'ai pas mangé ce midi et j'ai faim. Mais si j'ai bien posé une question, je pense ne vous avoir signifié à aucun moment que la réponse m'importait.
J'avais naïvement cru que mes explications pouvaient l'intéresser. Je continuai de dérouler le fil de mes pensées.
- Je disais donc … Le corps du texte porte l'intrigue. Le lecteur s'y perdra en suivant les éléments que l'auteur aura disséminés au prix d'efforts considérables. Il aura fallu à l'écrivain trouver le bon mot, qui portera la bonne nuance, qui fera passer l'émotion désirée. Il lui aura fallu dénicher le gag inédit, la farce qui fera mouche.
Albane de Trépanel mâchait bruyamment ses biscuits très croquants en lisant une note qu’un collaborateur avait laissée sur son bureau. Je poursuivis mon déballage de tout ce qui constituait le travail d’un écrivain.
- L’auteur aura fait l’effort de construire un cadre, un décor, recourant à de nombreuses descriptions, tantôt grossières, tantôt ciselées.
- Espérons que vous soyez plus drôle à lire qu’à écouter.
- Voulez-vous que je me taise ?
- Non, allez-y, parlez-moi d’incipit !
- L’incipit, c’est le tout début, c’est l’amorce de l’intrigue. Il capte l’attention du lecteur ou le rebute. En quelques mots, quelques phrases, le lecteur sait à quoi s’attendre, il sait où il s’engage.
- « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. », récita Albane de Trépanel.
- « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. », rétorquai-je.
Pour la première fois de l’entrevue, en échangeant ces célèbres incipits, une fragile connivence était née.
- Je passe un temps infini à écrire les trois premières phrases de chacun de mes textes, me justifiai-je encore.
- Aïe !!! hurla la vedette qui me faisait face en suçant l’extrémité de son index gauche.
Elle s’était blessée en saisissant une feuille de papier. Une coupure superficielle au bout de son doigt avait laissé échapper un fin filet de sang. C’était l’ultime écart de sa part, celui qui signait mon départ. Je me levai soudainement, faisant sursauter la présentatrice, le doigt toujours coincé entre les lèvres.
- C’est exactement ce que vous direz aux spectateurs ce soir ! lançai-je.
- Quoi donc ?
- Que si je mets beaucoup de temps à rédiger un texte c’est que j’en consacre énormément à l’écriture de l’incipit. Et surtout que je considère chaque phrase comme l’incipit du reste de l’œuvre.
- Pourquoi serais-je en charge de porter ce message ?
- Car je vous abandonne ici et maintenant !
Et j’accompagnai le geste à la parole, laissant Albane de Trépanel sans réaction.
Le soir, à minuit, assis dans mon canapé, par curiosité, j’allumai mon poste de télévision. La présentatrice avec qui je m’étais entretenu portait le même tailleur qu’en début d’après-midi. Un obscur poète chinois m’avait remplacé au pied levé et s’apprêtait à partager, avec tous, ses alexandrins qui relataient le dur labeur des mineurs de fond mandchous. La présentatrice vedette excusa mon absence avant de se moquer ouvertement de ma personne.
- Quand on voit le temps nécessaire à ce clown à l’humour potache pour pondre un roman, on peut comprendre que ses soirées sont précieuses et qu’il préfère en jouir seul !
J’effaçai la trogne d’Albane de Trépanel en la remplaçant par un écran noir. Quelle conne !